vendredi 6 octobre 2023

Théatre Constant Maison 1.7 début

 








Théatre Constant
Maison 1 - 7 ( début )

( le 7 de la première maison fait à peu près 70 pages : je le mettrai en plusieurs fois )

7



au Jardin

Est-ce que ce sont de saints élus qui peuplent le Jardin,

des hommes et des femmes dont la chair aurait en ange

transmigré ? Non, trop pâle, clair, est l'ange pour la créature

qui digère; là où l'ange paraît, l'homme se défait; et l'ange est

collectif; sa beauté n'aura été que le rêve unanime de l'homme

honnête et malheureux, quand l'accablaient toutes sortes

de doutes, de renoncements;

mais tremblements et reculs

si l'ange en sa gloire transparente paraît comme

un soleil à travers la vitre triste, irradiée, qu'on effleure

froide pourtant du plat d'une main gauche!

la chair

serait calcinée par la beauté de l'ange.

Selon la mesure et la capacité de chacun

dieu en a pourvu; aux uns, le grincement boisé de la porte

d'une remise suffit; à d'autres, qui aiment marcher deux à deux,

sentir leurs chaussures s'enfoncer à peine dans le sable neigeux,

l'arrivée contre leurs tempes des derniers sons d'une cloche éloignée

fera parfaitement l'affaire; ou cette autre mémoire,

douce, suave, égalitaire comme la poussière

qui recouvre les livres, les bouteilles, les chemins:

ce qu'on appelle l'atmosphère d'un lieu

où des hommes se sont croisés à de multiples reprises:

alors on le sait: c'est là que se trouve, aura été le Jardin:

rue Bellot, peuplée de misérables, de petites teignes,

d'assassins, de saints et de justes. Des hommes intègres,

rapides, et de ces tiraillés que leurs désirs ne cessent pas

de fustiger sur la place publique de leurs zodiaques intimes.

Qu'auraient donc fait ceux-ci d'un Jardin à Cantiques ?

Nous y étions simplement tels qu'en nous-même

en pensées, en paroles, et en actes; entièrement:

même la violence y aura été candide

et jamais la brutalité n'aura été plus amoureuse

qu'en ce temps-là, dans notre rue Bellot.

Nous y étions pas mal joyeux, caméléons à chaussettes,

presque tous bien contents d'être ensemble.


Par quels chemins suis-je arrivé là ?

Sorti de moi dans l'espace des hommes

comme d’un retour de voyage.


"Par quels chemins ?" Ah ! la sempiternelle, la fallacieuse question !

Écoute et répète plutôt cette autre question

qui est déjà une réponse si tu l'écoutes bien

dans ce vent qui fait bruisser tes organes, les feuilles des arbres

et les autres étoiles:

" Où es-tu maintenant ? "

"Où je suis maintenant ? Mais c'est là que je suis ! je suis là !"

rue Bellot à Paris

j’habitais au 17 dans un petit studio

une jeune fille y mangeait avec moi et y dormait sa peau

lynx aux berges de mes peaux

son corps de grèves et de falaises

tambourait nos deux vies d'un avenir en solo

je la comparais à un ananas très doux en l'appelant Myriam


comme Schmuel seul une nuit dans le temple du verbe

avec ombres des lampes à huile, ombres des vents

sous les murs, courant dans les plafonds

comme des mains dans des manchons de marionnettes italiennes

avec le terrible silence, terrible et imparfait

des vents chauds de la nuit d'israël

car il était minuit au monde sur la tente de dieu

et trop hauts étaient les murs de la nuit là

sur son lit minuscule derrière une cloison mobile

il remuait et remuait sans réussir à dormir

et soudain ce fut comme une parole qui lui est adressée

de l'immense extérieur, du centre d'angoisse dans le temple

est-ce qu'il rêve ? Est-ce qu'il dort ?

Le gamin presque dissous dans la ténèbre toute de lui vacillante

répondit - c'est très ingénu en somme-

en hébreu "Me voici !" comme s'il s'exclamait: "Mais c'est moi !"

oui, c'est charmant comme un matin

le nom qu'il entend c'était lui semblait-il le sien

hier au soir lorsque il s'était allongé


ainsi nous voici

en prononçant Myriam

soudain j'accédai au pain de la matière

comme un bois flottant j'émergeai une nuit

de la pellicule maritime

et on me retrouva vêtu de lune et de sel sur la plage

de cette femme

ruisselante de l'insondable jeunesse des sueurs neptuniennes


A

Noms...

lors je prononçai Myriam et commençai:

d'emblée je m'acquis des frères d'armes et de paroles et

je les nomme; et ils sont là, chair et sang !

entièrement présents dans leur nom !

dans ma bouche ! modulés par ma glotte !

soufflant l'air que j'expulse ! je les prononce !

tous ! et tous singuliers ! comme disait Abélard

le sang, par exemple, ça rappelle le vin vrai dans les verres de Martin à Meursault

( Simple analogie, je sais bien: mais c'est curieux, tout de même, ces vibrations légères ):


Martin:

quand Martin Prieur, du Domaine Jacques Prieur

est venu me chercher à la gare

la première chose qu'il m'a dit, c'est:

" Meursault est le centre du monde "


Sophie:

rue Bellot rez-de-chaussée cour

je salue la jeune femme

qui habite derrière la fenêtre à barreaux

elle m'appelle et me fait signe d'entrer


Atara:

d'une trentaine d'années son visage est ridé

par des espérances passées et la vie dans les champs

Je me laisse sans peine emporter

en admirant ses belles mains calleuses

par l'éloquence de sa dernière passion:

l'agronomie du coton

elle portait belle la fatigue parce que l'orage menaçait

et qu'elle avait passé des journées et des nuits

à récolter dans les champs le coton.


Diego:

ce soir là chez eux pour fêter ses papiers de droit de résidence on voit bien comment il est désolé

et troublé d'être moins aimé qu'idolâtré

par la femme qu'il aime


Sacha:

soudain il me regarde avec tristesse:

parfois, me dit-il, tu sembles dire des choses triviales

c'est terriblement décevant

il me semble que tu vaux mieux que ça

pourquoi est-ce que tu agis comme ça ?


Rahel:

encore une fois nous fumons des dizaines de cigarettes

trop fortes

nous buvons des litres de café

trop fort

encore une fois nous ne sommes d'accord

en rien sur les questions de théâtre

encore une fois nous nous moquons l'un de l'autre

encore une fois nous avons nos impartageables fous-rires


Léontine:

"Vous autres blancs êtes obsédés par la vérité:

si quelque chose ne va pas vous ne pouvez pas l'exprimer

parce que vous voulez toujours dire la vérité.

Peut-être, mais j'ai rempli la mission qu'Abib m'avait confiée : Léontine n'a pas fait l'amour avec lui.


Andreï:

bois, coupé lourd

de l'eau de tes cellules.

S'y initie ce qui sera pensée

ou pas. Andreï Sokolov, en exil

paisible des angoisses amoureuses,

dans l'athanor de l'hiver,

étreint le bois, l'écoute

encore. Faune discret,

arpenteur des dissolutions.

Le bois n'est pas patient,

il est lent: Andreï lui offre

un à un les noms d'une douleur

maîtrisée; ambres engrainées

des travaux et du temps.

Mais le nom qui le mieux au bois convient,

c'est cet oiseau qui lissait son duvet

- bec sous aile -

avant qu'à me voir il s'enfuie.


Et Michel, roumain:

un jour il m'a dit:

Tu es Juif ? Toi ? Ho.

Je ne suis pas antisémite mais

j'ai tendance. Je sais bien que ce n'est pas

approprié: ça vient de mon

mon enfance sans doute

et justement voilà que ça vient ça

vient.

Comme on dit il faudrait que j'y

travaille ça vient.

Je suis en psychanalyse.

Une autre fois:

Une chose ou deux à propos de — tu sais quoi — qui m'intrigue:

tu sais peut-être — toi qui es — excuse-moi — Juif

enfin ce n'est pas — hum — une insulte

pourquoi vouloir — enfin désirer — le contrôle — du monde?"

Depuis, quoiqu'on eusse fait la grève ensemble en faveur

de la libre et gratuite accession des étudiants étrangers

à l'université, je n'ai plus voulu — hum — désiré — le revoir.


Lovka:

fenêtre qui porte de cour en cour de ses mains

ce tambour que tu salues il a aa a

un accordéon se braque chien aboyeur de lunes peignées

pourquoi vite lent vite lent vite lent


Abib:

à chaque fois qu'on se croise dans la rue

il me crie de loin par mon nom

alors il m'évoque en plein Paris

quelque rencontre dans des pistes de déserts


Domaine Jacques Prieur

Martin:

Quand il est venu me chercher à la gare, moi un vendangeur, Martin Prieur m'a dit: " Meursault est le centre du monde ".

C'était la première chose qu'il disait, façon de parler de lui, juste après qu'il se soit enquis de d'où je venais, qui j'étais, avec un intérêt réel, sans simulation.

Accompagné d'un petit rire discret, quasiment un hoquet, dès avant qu'on en sache assez l'un de l'autre pour déterminer si c'était une plaisanterie ou pas, ça ne manquait ni de gentillesse ni de courage: il a dit: " Meursault est le centre du monde ".

Alors, presque sur le même ton:" ah ! bon" , ai-je laissé tomber, sous-entendant of course que ça aurait rien de plus étonnant que quoi que ce soit d'autre, j'en ai vu tant ! des centres du monde, de Trosly-Breuil à Jérusalem en passant par la gare de Perpignan, attendant seulement d'en savoir un peu plus.

Mais déjà, les sympathies sont pressées, le bonhomme me plaisait, un type de coeur, curieux, passionné, goguenard, sans pourtant autoriser qu'on oublie que c'est lui le patron, par nature plus que par droit: un seigneur de la terre.

Pourtant, rien n'y fait, là autour de la table, soudain j'ai lancé, à propos de ces deux vins, de vrais contes, extraordinaires, : "quel pinard!"

La terre et toute sa chimie étaient dans ces vins: deux grands crûs sur la toile cirée de la table dans le coin de l'aubergerie,

et nos maigres descriptions traînaient loin derrière les papilles: le vin est le nom d'une terre, le nom d'une année sur sa terre, le nom des mains, des coeurs et des esprits qui l'ont travaillée. Martin m'avait invité à rester au domaine, au tri parce que j'étais curieux de connaître tout ce que je pourrais des étapes de la fabrication du vin

alors que les équipes de vendangeurs étaient reparties avec seaux, gants et sécateurs en car vers les rangs.

Nous étions là un peu serrés autour de la table, les gens de la cuverie, Nadine l'oenologue, toute l'équipe du tri et quelques autres qui bossaient là.

Le pêché est rapide puisque je n'avais pas attendu le froid silence qui s'en est ensuivi pour éprouver, tortueuses et trèspensives, les entrelacs de ma faute,

mais lorsqu’Alain, si je me souviens bien, au nom de tous a prononcé la sentence: "on ne fait pas de pinard ici", j'ai pressenti aussi le soulagement du pardon.

Plus tard, le soir, on a lavé, Martin Prieur et moi, les palettes; lui d'un côté les enfilait dans la machine, accélérant de plus en plus, jouant sans jouer, moi à la sortie submergé par le nombre, faisant mon possible pour relever le défi, nous étions heureux à ce moment,

mais je n'arrivais plus à recevoir les palettes qui me tombaient dessus, encore moins à les empiler dans le bon sens, de plus en plus mouillé puis franchement trempé, glissant, pataugeant, sous le crachoir imperturbable de la machine qui brossait, giclait,

et quand finalement vaincu, mais tout de même désireux de lui faire savoir que je ne serais pas sa dupe, ni de lui ni d'un autre, je lui ai dit que je supposais qu'il savait qu'on a intérêt à faire ça avec un bon imper, il a répliqué, pince sans rire " ça s'pourrait !"

Mais tout de même ! " il est bon ce pinard ! "Pinard ! Forfanterie, ou simple curiosité, comme on se risque à une expérience pour en observer les conséquences, mais une fois fait le mal est fait, impossible sans grâce à défaire, ni sans amour en prendre la mesure.

Que les mots ne soient pas parfaitement adéquats à l'expression, c'est une affaire assez banale: en témoignent les innombrables malentendus, doubles-sens, jeux de mots, toutes ces petites chausse-trappes; il faut bien se résigner à ces petits pièges, quitte ci et là à en rectifier les déviances, torsions de la conversation: un bon éclat de rire, non ? qui pourrait aller jusqu'à douter, pour si peu, être soi.

Mais si les mots deviennent les pierres et les balles de l'intention moqueuse,

si la simulation injurieuse revêt le masque de la transparente évidence,

si l'humaine caresse camoufle la perverse intention et le désir de nuire,

qui est blessé ? la convention ? tout esprit doué de parole, qui sait qu'il veut et aime,

ou la réalité, l'indifférente réalité elle-même ?


" Où es tu maintenant ?

Où je suis maintenant ? C'est là, là que je suis ! je suis là !"

Y étais-je vraiment ?

Est-ce bien moi qui suis là ? suis je là réellement

quand je dis "moi" ? Qui me dit que je ne suis pas le masque pervers

d'un bon mot, qu'un désir, ailleurs, ou en moi, a rêvé,

qu'un souffle, une gorge, une bouche, une langue ont prononcé.

Comment vivrions-nous ailleurs que dans les voix ?

À force de songer à lui, j'étais presque devenu Abélard.

Presque c'est important.

Je doutais: Myriam, cela que nous vivons,

est-ce bien amour qu'on nomme cela ?

Abélard, au 11 °siècle enseigna que le péché n'est pas substance réelle

mais seulement consentement au mal.

Et voilà que j'étais presque devenu Abélard.

Rien à ce moment n'avait manqué encore à la jouissance de notre amour.

C'est aussi ce que laissent entendre les lettres qu'Héloïse et Abélard s'échangèrent

plus de dix ans après la castration d'Abélard, et leur séparation:

le même son de cloche : celui de tous les amants heureux.

Je n'aime pas être heureux: presque est plus important.

Presque me permet de connaître Abélard en moi-même.

Et à Abélard en moi-même de me connaître,

et aussi de se connaître lui-même, mieux

que jamais l'Abélard historique ne s'est connu.

Viendra un moment où une bouche s'ouvrira et dira:

"Je m'appelle Abélard"; au même moment,

quelqu'un saura que c'est moi.

Est-ce que ce pourrait être toi, cette femme,

là, que j'aime et qui m'aime, et qui s'appelle Myriam ?

Sauras-tu reconnaître " oui, tu t'appelles Abélard ?"

Nous ne savions pas.

Ce doute nous venait, opaque.

Qu'est donc l'amour s'il n'est point capable de cela ?

Est-ce cela qu'on nomme amour ou bien est-ce le masque d'autre chose ?

 

Une requête d'Abib

On frappait à ma porte, c'était nerveux Abib ;  

par curiosité je lui fis signe de s'asseoir sous la bibliothèque,

qu'il veuille bien partager ma solitude et une tasse

de lapsang souchong sachant bien qu'il en serait déconcerté

que je lui offre un de mes thés précieux

avec cérémonie plutôt qu'une canette de 33

et je gagnais du temps et poliment Abib patientait

et se taisait

quand tout fut prêt et la petite tasse fumante dans sa main.

Alors enfin il ouvrit la bouche, agita les coudes et dit:


J'ai réclamé partout tu n'es pas sans ignorer je connais beaucoup de gens,

mais personne n'est là pour moi comme dans Timon d'Athènes

alors j'ai dit si j'ai besoin le secours, dis-moi il faut s'adresser à qui ?

Ah mon ami espoir pour moi, c'est fini,

je fais effort sourire mais pour parler comme le vulgaire,

j'ai problème là bien-bien

mais pour parler franchement je viens que tu m'aides

ma cousine est arrivée du pays elle va dormir chez moi

c'est sûr elle voudra me coucher

et je te dis elle sait bourrer quelqu'un

c'est sur qu'elle l'emporte sur moi avec sa bouche sucrée.”

Et tu ne veux pas coucher avec elle ? “

Ah mon ami vraiment non je ne veux pas ça,

mais elle est grosse trop vraiment tu sais

vraiment c'est extraordinaire

je te le dis franchement elle me fait peur d'elle là

à rester tout seul avec elle.”

Elle est si grosse que ça ?”

Ah grosse grosse comme éléphant

vraiment c'est extraordinaire.”

Et tu es obligé de l'héberger ?”

Mais il faut bien réciproquer c'est sacré

si elle dit de retour au pays je l'ai pas accueillie,

tout le monde croira il est devenu français à la ville.”

Mais si tu lui dis franchement que tu ne veux pas coucher avec elle ?”

Ah mon ami vraiment tu me yailles, là !

je lui dis je ne veux pas te coucher

mais elle me moque pourquoi crois-tu je veux te coucher !

mais j'aurais honte et on parle et à la fin c'est bien sûr qu' elle me monte !

c'est une vraie sorcière, cette femme là !

car tu n'es pas sans savoir autant que moi-même

que ce que femme veut femme l'obtient

vraiment je peux l'accuser comment elle ôte ma paix”

Mais qu'est-ce que je peux faire ?”

Ah mon ami je te réciproquerai pour sûr !

mais fais toi que je respire moi aussi !”

Mais comment veux-tu que je fasse ?”

Alors je vais mourir dans les cheveux noirs !

j'ai pensé il faut que tu viennes avec moi dans ma piaule

elle ne tentera pas si il y a quelqu'un avec

vraiment elle est trop grosse

mais est-il qu'elle ne manque pas de pudeur féminine

elle ne fera rien si elle est pas seule à seule à ma bouche.”

Bon, eh bien ...”


les habitants de la rue Bellot

Cercle d'immaculées vapeurs d'H20, rond et publicitaire

le visage d'Abib Diallo est un écran sur lequel sont projetées

les émotions: elles y ruissellent comme du loukoum sur une vitre.


Abib, glissait, funambule, sur le fil tendu

entre les récits du passé et les rêves de l'avenir

comme entre deux blocs de maison,

vaguement perdus de noir. Au dessus

de la rue du 19 ième arrondissement de Paris

où nous habitions, tous deux, des centaines.

Rue Bellot, les pavés de la rue jutaient d'odeur

de choux, d'agneau, de plumes de poulet brûlé.

Sang de volaille. La lune et la bruine se dissolvaient

dans les fentes. Les portes, avares, ne cessaient pas

de calculer des courants d'air entre leurs gonds.

Toujours je le vis le visage gai comme une lune de cartoon.

Une seule fois affolé: ce jour où il vint implorer mon secours,

à propos de sa cousine: c'était pour que n'arrive jusqu'à lui

la lourde masse de la réalité:

au bout de la rue, les antillais, le café africain,

une étagère que la poussière respecte,

les minuscules fagots de bois-bandé,

un bocal de noix de cola rouges,

une bouteille de jus de gingembre

aphrodisiaque. J'ai essayé une fois.


Un soir des gens chantèrent sous le ciel

et dans les bistrots des chants semblables

à un paquet de cordes avant d'attaquer une face difficile.

Ce même jour, un rasta farouche avait consolé un gamin au genou

écorché. Puis des femmes arabes youyoutèrent:

entendez-en monter la torsade écumante,

voyez s'en briser les éclats aux fenêtres attendries de soleil.

Vint la nuit, puis le crépuscule de cette nuit:

mouillée d'une rosée tombée au-delà des banlieues

une mèche s'enfilait de la rue d'Aubervilliers à la rue de Tanger:

à l'aube, des putes de l'avenue Victor Hugo

recueillirent leur fatigue au café du coin:

elles parlèrent remuant la crème d'un café

plus éternelle qu'elle, aux joues grises du patron

et à sa jeune serveuse.

Entendez leurs voix achever la nuit de deux-trois adjectifs

voyez-en sourdre les mots de la journée qui vient.

La serveuse, jeune, attentive,

mine de rien: il faut du temps pour accepter

que ceux qu'on croit devoir réprouver

parlent pourtant la même langue que la sienne. Mais, bon !

ce qui importe: joies, soucis des enfants.

L'énurésie; la maîtresse difficile;

un amour, à cinq ans, véritable: est-ce que

c'est pas étonnant ? Ces ptits bouts d'chous.

Les deux femmes délacèrent leurs étranges chaussures.

Leurs cuisses dénudées, croisées contre le bois du comptoir,

elles ne songèrent point à les couvrir.


L'autre petit café, arabe, à droite de chez moi

où le premier soir j'entrais demander le chemin de la rue où j'étais

le jour même où la terre a tremblé à Alger

une femme criant inch allah

bien plus digne que les images à la télé

(décombres en la ville et visages en décombres)

criant en un murmure découpé inch allah

j'ai peut-être des proches, de ma famille,

sous les décombres de leurs maisons

La dignité et l'émotion qui émanaient de ses mains, de ses épaules fortes

me souhaitèrent la bienvenue dans cette rue où j'habiterais peut-être.


Du même endroit une autre fois que celle des doutes, de l'amour et des masques

un tout petit enfant frisé s'est accroché à ma jambe

quand je passais devant et ne m'a pas lâché

tandis que je marchais

si bien que j'ai dû faire demi-tour et revenu à la porte transparente du café

- c'est drôle: j'ai failli dire: la porte du passé -

en lui caressant les cheveux tandis qu'il me riait

pendu à ma cuisse en marchant

sa mère- une jolie fille très noire - m'a dit —

et j'ai dit —tu ne t'inquiètes pas ? — m'a dit —

non, elle ne s'inquiétait pas, tu es quelqu'un de bien, elle m'a dit

les enfants sentent ça —

Ah ? c'est une bénédiction ou un oracle ? bien bien et j'ai dit —

une chinoise, sobre et nattée, sortit du porche en face du café.


de temps en temps elle sortait et jamais n'y rentrait

parfois je tentais pourtant de percevoir sa respiration

le bruissement de ses nattes, ou un meuble déplacé

à travers les volets vert métallique toujours fermés rez-de-chaussée rue

mais jamais je n'ai entendu quoique ce soit

ainsi continua-t-elle à sortir, si belle et si chinoise, du porche

elle continua aussi à ne jamais rentrer

C'était, de temps en temps, que les femmes chinoises soient si belles

et quelconques les chinois

dans ma solitude, un signe éblouissant —


J'allais, je sortais, je rentrais, je traînais,

je.... oui, je baguenaudais,

dans le quartier sans fin

jusqu'à la cabine téléphonique de la petite place

pour appeler l'un ou l'autre de mes amis

pour qu'ils m'aident à lutter contre la peur de la nuit

à l'heure terrible où elle atteint les quartiers pauvres de la ville

et de la solitude

moins souvent que j'en avais envie

je leur proposais de venir ou qu'ils viennent

car j'avais honte de ne pas savoir être seul

avant que Myriam ne vienne vivre avec moi.

 

Abib rue Bellot


                                        A côté de chez moi, Abib me conduisit

une après-midi chez des amis à lui,

je crois, des gens sans importance

pour la suite de ce récit: c'était, il me semble

ce jour même où je me rendis chez lui

pour le tirer d'affaire à propos de sa cousine:

juste en sortant de mon immeuble

je le croisais à nouveau dans la rue,

il m'entraîna chez ces voisins,

je ne pu rien faire que de le suivre

puisqu’il dépendait de lui qu'il m'emmène

chez lui et me présente au moins à sa cousine,

la grosse Léontine qu'il craignait tant,

avant qu'il ne s'excuse, s'éclipse:

tel est le plan que nous avions prévu.

Je devinais qu'Abib avait douté que j'accepte

sérieusement de lui venir en aide;

c'est pour cela qu'il se trouvait ici:

parce qu'il était, à sa manière, en train de fuir.

J'allais donc chez ces voisins

dont je ne me souviens plus;

c'est là que pour la première fois je rencontrais Tonio,

qui a assassiné un homme.


En ce qui concerne le jus de gingembre:

seulement l'impression d'avoir des bulles de champagne dans les veines;

je bouffe d'un coup cinq noix de cola,

dans le métro mes mains se convulsent sur le métal des sièges,

je suis le toréador des rails,

je pourrais tout arracher d'un coup tellement je suis en rage

la puissance des dieux de la cola dans le corps m'ordonne de faire un carnage,

je reste coi.

Je ressors du métro comme Orphée des enfers

écumant comme un amok: puissant comme un chaman

au retour de son long voyage autour de l'axe du monde.

Je marche au foyer des maliens, contenant un galop

dans chacun de mes pas

calmes dans la cour j'achète mes brosses à dents africaines

à des hommes vêtus de boubous multicolores,

y en a un qu'essaye de m'fourguer d'ineptes boîtes rondes rouges minuscules.

L'anéantissant du seul "n" de "non", je me réintègre au premier et mâche du poisson braisé, des carottes, de la salade

dans la chambre aménagée en resto à la gloire

de Hailé Sélassié et du prophète Robert Nesta Marley.

Et voilà tout.

 

( la suite plus tard )